Décrire l’expérience vécue


La pratique de l’eutonie a pour fondement l’expérience vécue.


Etre présent et conscient à ce qui se passe en nous et autour de nous, ici et maintenant. Lorsque nous nous installons dans une salle pour vivre une séance d’eutonie, l’enseignant, par ses consignes, nous invite à ne pas être dans l’imaginaire, l’illusoire mais à être présent et attentif à ce qui peut se passer : dans son corps, à l’extérieur, dans la relation avec d’autres…


Dans la vie courante, nous lisons, mémorisons, écrivons, imaginons, résolvons des problèmes…, nous n’avons qu’une conscience très partielle de ce que nous faisons mais surtout de la manière dont nous nous y prenons.

Des automatismes nous permettent de réaliser les actes de la vie courante. Cela permet rapidité et efficacité mais parfois des traumatismes si le geste n’est pas juste.


Nous sommes aussi invités à parler du notre vécu, suite à la consigne de l’enseignant nous plaçant dans des situations à découvrir et à vivre. Cela pourrait paraître facile de transcrire en mots et en phrase ce que l’on vient de vivre. Ce n’est pas évident, des événements ne reviennent pas spontanément à la mémoire. L’échange commun permet de combler les vides.


Je fais appel à un article tiré d’un livre édité par Sciences Humaines : Le cerveau et la pensée, le nouvel âge des sciences cognitives, publié en 2011 sous la direction de J. F. Dortier.


« Pourquoi nous est-il si difficile de décrire notre expérience vécue ? Parce qu'en grande partie, elle échappe à notre conscience… Notre expérience la plus immédiate, la plus intime, celle que nous vivons ici et maintenant, nous est difficilement accessible. »


Il faut revenir à la Phénoménologie de la Perception de Merleau Ponty publiée en 1944 pour essayer d’y voir plus clair.


Merleau Ponty analyse la notion de sensation(1) qui malgré une apparente évidence est un phénomène complexe. Une attitude naturelle nous permet de penser que nous pouvons définir précisément les mots sentir, voir… M. Ponty récuse l’idée de « sensation pure » qui ne correspond à aucune expérience vécue, les sensations sont relatives. Aucune donnée sensible n’est isolée, elle se donne toujours dans un champ. Il réfute le « préjugé du monde objectif » : il n’y a pas de « réalité objective », la perception s’ancre dans une subjectivité qui, de fait, produit de l’indéterminé et de la confusion.


La sensation prend corps au sein d’un « horizon de sens » et c’est à partir de la signification du perçu qu’il peut y avoir des associations avec des expériences analogues (et non le contraire).


En eutonie, pour l’apprentissage du contact par exemple, nous nous appuyons sur des expériences vécues antérieurement, contact sur un objet, sur soi, avant d’établir un contact sur une autre personne. Toutes ces expériences prennent leur signification autour de la notion de contact.


Revenons à notre tentative de décrire le vécu :

M. Ponty dit : On ne peut dissocier la parole et la pensée : « les deux sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole est dans l’existence extérieure du signe ? » Il découvre ainsi « sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, corporelle et affective. »


Cela nous permet de douter des notions avancées en eutonie de « neutralité » en tant que concept ou de la tentative de « conceptualisation de l’eutonie ». Mais une manœuvre en eutonie peut être neutre selon certains critères. Elle peut ensuite se justifier, avoir sa signification, mais au départ elle n’a peut être pas été réfléchie. Elle s’est imposée comme allant de soi. C’est un acte pré-réfléchi.


Introduire l’expérience vécue dans la recherche fondamentale,

tel était la recherche de Francisco Varela dans les années 1990.


Pour étudier la cognition les chercheurs en neurosciences ne peuvent plus se limiter aux données observables, reproductibles à l’identique…, il leur est donc essentiel de prendre en compte sa dimension subjective telle qu’elle est vécue de l’intérieur.

Le développement des techniques de neuro-imagerie cérébrale de plus en plus sophistiquées a suscité cette prise de conscience. Les données issues de ces techniques sont le plus souvent ininterprétables en l’absence d’une description précise de l’expérience vécue du sujet dont on enregistre l’activité.


Cela nous ramène à notre problématique du « Comment décrire l'expérience vécue ? »


J. F. Dortier propose des solutions :


La première difficulté de prise de conscience de notre expérience subjective tient au caractère extrêmement fluctuant de notre attention.


La pratique de l’eutonie nous prépare et nous demande de rester attentif à des phénomènes précis comme nos appuis sur le sol pris l’un après l’autre puis globalement ou à rester attentif à une zone précise de notre corps telle la clavicule, tel un ischion… pour arriver à une conscience plus globale du corps non pas en juxtaposant des éléments à la manière d’un patchwork mais par un phénomène appelé par certains de « pluriconscience ».


S’il s’agit d’une activité selon certains procédés comme le dessin, le repoussé, l’étirement, le toucher mobile, retourner l’activité du « quoi » vers le « comment » :


1/ Ne pas être complètement absorbé par le contenu de l’activité (le quoi) mais par la manière dont nous nous y prenons. Ceci nous change de la façon habituelle d’agir : monter un escalier rapidement sans penser à ce que nous faisons. En eutonie nous serons attentif aux repoussés (direction et intensité des forces, transport des forces…) en montant l’escalier.


2/ Abandonner représentations et croyances :

Nous croyons savoir que ce que nous faisons est juste alors que notre action peut être erronée et source d’inefficacité ou de dommages corporels.

C’est le travail des « études » en eutonie qui nous apprend à trouver des procédés conscients pour réaliser un enchaînement d’actions, de positions de contrôle par exemple.


3/ Savoir orienter son attention :

Ne pas garder une attention vague, l’orienter vers des objectifs précis : sur la peau qui entoure un membre, sur la zone de peau du dos qui touche le sol en décubitus, sur l’air ou le vêtement qui frôle ma peau à tel ou tel endroit… pour ensuite orienter mon attention vers la totalité de cette peau, ma peau et non pas une peau en général (concept de peau, concept d’enveloppe du corps, concept de moi-peau…).


Les dimensions pré-réfléchies de l’expérience vécue


C. Petitmengin, « La dimension pré-réfléchie de l’expérience vécue »

Alter n° 18, 2010


Nous connaissons la notion de pré-action, l’organisation tonique du corps précédant l’engagement moteur, toute la mise en éveil de schémas moteurs enregistrés, ce que Gerda Alexander appelait le pré-motorique.


1/ Caractéristiques structurelles de l’expérience :


Elles sont communes à un ensemble d’expériences. J’ai déjà vécu une expérience de dessin, j’en revis une autre mais je sais que le corps suit le site choisi (le coude par exemple) pour dessiner. Mon attention va se porter sur la justesse de mon exécution par rapport à cette exigence. Si je suis observateur, mon attention va aller vers la vérification de cette contrainte : le corps suit ou ne suit pas.


2/ Succession de micro-opérations internes :


Assis sur un banc, tronc vertical, je me tasse sur moi-même, je choisis de retrouver la position tronc vertical pour l’emploi d’un repoussé des ischions :

Je vais être attentif aux transformations de la direction initiale, du rayon décrit par ces directions, de l’intensité des forces mises en jeu, du redressement progressif de ma colonne vertébral, de la position de ma tête, des différents lieux de mon attention, des opérations de comparaison avec des situations analogues précédentes, d’appréciation de la situation, de ma disposition mentale…

Ainsi j’aurai des éléments pour alimenter la retranscription du phénomène vécu.


3/ Sensations fines :


Dans la description de la situation évoquée, nous pouvons parler d’une hyperperception, variations subtiles ressenties dans mon corps prémices d’une émotion, d’agréable, de désagréable, de plaisir…

A cette situation si l’on ajoute la présence d’une autre personne qui pose sa main sur le sommet de mon crâne et à qui l’on demande de percevoir le redressement de mon tronc s’ajoutent d’autres sensations subtiles m’obligeant à être dans mon corps et à l’extérieur de moi. Ces sensations ténues se déploient dans une dimension nouvelle de mon expérience dans une sorte de transmodalité : perméabilité entre moi et l’autre, entre espace intérieur et espace extérieur, transformation de mon sentiment d’identité individuelle.

« A partir de descriptions recueillies, le chercheur va mettre en évidence les régularités du processus étudié, et ses éventuelles variantes. Un tel travail a permis de dégager la structure dynamique générique de l’expérience vécue sous la forme d’une succession déterminée de gestes intérieurs d’une grande précision, présentant une régularité frappante d’une expérience à l’autre, d’un sujet à l’autre. » C. Petitmengin opus cité.


Grand potentiel de transformation :


« La possibilité de prendre conscience de la dimension pré-réfléchie de l’expérience ouvre des perspectives dans de nombreux domaines.

Prendre conscience de la micro-dynamique d’un processus interne, c’est introduire un « jeu » qui permet de le transformer. Par exemple, je ne suis pas condamné à avoir une mauvaise mémoire : après en avoir pris conscience, je peux transformer la séquence très précise des micro-opérations intérieures que je réalise pour mémoriser ».

Dans le domaine médical, la reconnaissance des signes avant coureurs d’une crise d’épilepsie permet de prendre des contre-mesures pour l’éviter.


Ce début d’explication sur l’expérience vécue et sa retranscription lance un débat qui ne peut qu’enrichir notre connaissance de l’eutonie et d’affiner notre pratique.


Je terminerai ce texte par un dernière citation de C. Petitmengin :


« De manière encore plus fondamentale, la prise de conscience de la dimension profondément préréfléchie de notre expérience, où prend sa source notre sentiment d'identité et se joue notre relation au monde, pourrait transformer considérablement non seulement notre compréhension de ce qu'est « connaître », mais notre existence même. »


Michel Marchaudon, juin 2011


1 Il y a souvent confusion entre les mots sensation et perception, ou souvent emploi du premier mot pour le second. En simplifiant disons qu’une sensation vient de récepteurs spécifiques, quand elle arrive à la conscience elle devient perception. Mais, dans les relais nerveux et dans les centres, des tris se sont opérés, des colorations affectives se sont produites.

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