Eutonie, base et soutien d’une gestuelle professionnelle


Deux expériences représentant une vingtaine d’années d’observations et de recherches ont été menées successivement dans deux domaines d’activités professionnelles :


  1. Dans la formation d’apprentis du bâtiment,
  2. Dans l’amélioration de techniques de manutention de malades.


1 - La première expérience s’adressait à des adolescents scolarisés dans un établissement de l’Education Nationale qui s’est appelé, au tout début, Centre d’Apprentissage, puis Collège d’Enseignement Technique du Bâtiment et, plus récemment, Lycée d’Enseignement Professionnel. La scolarité durait trois années (de 14/15 ans à 17/18 ans.) Il était possible, tout un temps, de suivre les élèves dans leur entière scolarité puis, leur nombre augmentant et celui des professeurs restant stable, une équipe de trois enseignants s’est constituée (professeur d’Education physique, professeur de Dessin d’Art et professeur de Français, pour respecter l’ordre dans lequel les classes passaient en cours.) Le travail d’éducation motrice pouvait alors se prolonger dans les deux autres disciplines.


Dans cette équipe enseignante, nous avons fait en sorte que l’apprentissage d’une activité manuelle ne se résume pas à archiver des techniques gestuelles sur le plan sportif et sur le plan professionnel par des gestes formels, propres à un métier, utiles certes, mais limitant l’adolescent dans la recherche de nouvelles stratégies. Les métiers du bâtiment demandent, en effet, une grande imagination ; pour cette raison, la stéréotypie gestuelle ne peut, à elle seule, satisfaire les nombreuses situations, variées et inattendues, alimentées par la pratique de ces activités.


Aussi, une éducation où la disponibilité tonique a été développée a-t-elle pu préparer et parfaire l’adresse et la force, deux qualités essentielles pour un ouvrier du bâtiment, alliées à un certain sens de l’équilibre. Savoir utiliser sa force avec une évidente économie dans l’effort a, encore là, – grâce à l’adaptabilité et la fluidité tonique – été très utile, surtout lorsqu’elle s’accompagnait de procédés techniques comme le « repousser » et le « transport ». Ces derniers ne manquaient pas de faciliter les manutentions individuelles et collectives. La technique du « toucher », entre autres, à influencé et amélioré l’adresse, la justesse du geste et l’équilibre du corps sur des surfaces plus ou moins réduites et progressivement élevées ; c’est à dire arriver à maîtriser le sens de l’équilibre conjugué avec le sens de l’espace du corps qui se meut dans un lieu aussi bien clos qu’ouvert. En fin de compte, la finalité de la démarche se réalisait quand s’accomplissait un rapport intime entre le corps (comme espace) et l’espace des lieux et le volume de la matière (des matériaux) à façonner. La relation étroite entre la main et l’outil, le corps et le sol – démarche particulière en eutonie – permettait de retarder l’apparition de la fatigue. Le développement de la conscience du contact à partir d’un appui stable, solide, tendait à limiter d’éventuelles « tensions actuelles ».


Enfin, dans cet étrange1 domaine, chaque groupe d’activité professionnelle marque et imprime sur chacun de ses membres des tensions bien définies et localisées, développées par la forme d’activité. Un travail de détente et d’élimination des tensions s’est alors mis en place, son articulation s’effectuant grâce à des techniques particulières de l’eutonie.


2 - La seconde expérience s’adressait à des adultes : infirmier-ères, aides-soignant-tes, brancardiers, agents des services hospitaliers susceptibles de manutentionner des malades. La forme de travail se présentait sous l’aspect de stages dont la somme totalisait 48 heures, à raison de 4 heures par semaine (de préférence l’après-midi, pour ne pas gêner le service) à l’intérieur d’un établissement hospitalier ou dans un lieu déterminé et aménagé lorsqu’il s’agissait de soignants(tes) à domicile.


En fonction du genre d’établissement, avec toutes les observations d’usage sur les lieux de travail, un programme de stage était établi en tenant compte du genre de malades, du matériel, des lieux, des stagiaires. A partir de principes généraux de manutention et de présupposés théoriques concernant la prévention des accidents dus au « soulever » et au transport de charges lourdes, un certain nombre d’exercices types étaient présentés. L’introduction d’une préparation physique, à base d’eutonie, a permis d’effacer les mauvaises habitudes par un apprentissage par « désapprentissage » qui consistait en une prise de conscience des anciens automatismes, inadéquats. Ces derniers n’étaient pas remplacés systématiquement par de nouveaux automatismes mais par le développement d’une faculté qu’a toute personne dite normale – aidée par l’eutonie – de devenir ouverte et disponible devant tout événement prévisible ou inattendu. C’est sur cette véritable disponibilité – développée par l’adéquation et l’équilibre tonique – que l’accent était mis. En particulier, la variabilité tonique semble indispensable aux veilleuses (soignantes de service de nuit) dont la vigilance est naturellement basse la nuit et qui se trouvent dans la recherche d’une capacité à anticiper rapidement l’action qui va peut-être consister à relever un malade tombé de son lit ; ce que certains auteurs appellent : « les ajustements préparatoires à l’exécution d’un geste », par, dans le cas présent, une organisation tonique adaptée rapidement à la situation actuelle.


Dans ce contexte professionnel où le personnel est à dominante féminine, l’eutonie, par sa capacité à nous rendre adaptable, toniquement, face à toute situation, a sans doute, été une aide primordiale. En effet, dans ce genre de conjoncture, plus encore que dans les manutentions d’objets inertes - constants dans leur nature – faut-il être en mesure de pouvoir constamment inventer, réinventer des stratégies en fonction des réactions du malade (surtout avec les personnes âgées au tonus bas ou changeant).


Dans la relation soignant-soigné, l’eutonie, par l’introduction de situations en groupe de deux, trois ou plusieurs personnes, a eu tendance à améliorer ce rapport ne serait-ce que par les commentaires de la soignante qui faisait office de malade !


Enfin, par les techniques du « repousser » et du « transport », parties intégrantes de l’économie dans l’effort, a-t-il été possible de reculer le seuil de la fatigue. Pour certaines fatigues installées et persistantes, la pratique de l’eutonie a permis de diminuer leurs effets sans chute inconsidérée du tonus comme cela peut arriver dans des relaxations. Le travailleur manuel, quelle que soit sa spécialité, a en effet besoin d’un fond tonique relativement élevé pour assumer sa tâche.


Jean Delabbé

Octobre 1984

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D’autant plus étrange et singulier que peu disposé à l’analyse, à la réflexion.

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