DÉCRIRE LE SENSIBLE EN EUTONIE


Mes souvenirs sont émoussés mais je crois ne pas trahir la pensée de Gerda en évoquant une question qui lui avait été posée lors d’un stage d’été :

Comment développer plus finement nos sensations et notre conscience corporelle en dehors des séances d’eutonie ?


Gerda a répondu : « Par la lecture ».

De quoi ? « De romans par exemple ».


Peut-on penser que la lecture va nous rendre plus à l’écoute de nous-mêmes et que nous pourrons évoquer nos ressentis dans la pratique de l’eutonie avec une plus grande précision à l’aide d’un vocabulaire plus varié, plus riche, plus diversifié ?

Sans forcément connaître l’eutonie certains écrivains savent transmettre le sensible.


Je prends pour exemple le petit livre de Philippe DELERM :

La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Edition L’Arpenteur 1997


La première gorgée de bière, p. 31

« C’est la seule qui compte. Les autres de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir.

Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. »

Ou bien : Le jardin immobile, p. 61

« On marche dans un jardin, l’été, quelque part en Aquitaine. C’est le creux du mois d’août, au début de l’après-midi. Pas un souffle de vent. Même la lumière semble dormir sur les tomates : juste un point de brillance sur chaque fruit rouge. La dernière pluie les a maculées d’un peu de terre. C’est bon, l’idée de les passer sous l’eau fraîche, et de goûter leur chair encore attiédie. A l’heure qui ne passe pas, juste déguster la déclinaison patiente des couleurs. Il y a des tomates d’un vert pâle, un peu plus foncé au cœur du réceptacle, et d’autres d’un presque orangé où dort une touche d’acide. Celles-là ne semble pas faire ployer la branche. Seules les tomates mûres ont la sensualité penchée. »

René Frégni :

Je citerai également un auteur provençal de renommée nationale, René Frégni.

Son dernier livre édité chez Gallimard en 2011 : La fiancée aux corbeaux.

J’y ai trouvé de très belles descriptions de paysages, des impressions, des atmosphères à la Giono.


Voici un extrait de la page 43 :

1er décembre.

« Je suis étonné chaque matin par les grandeurs violettes de l’aube, puis par la vitesse du soleil. Je bois mon café dans un bol rouge qu’Isabelle m’a offert et je regarde.

D’une étincelante pointe de feu le soleil allume d’abord un chêne au sommet des collines, seuls les chênes ont résisté aux flammes. Il dévale à une allure folle les restanques1 que l’incendie a nettoyées jusqu’à l’os, disparaît un instant dans un vallon noir, ressurgit, reprend sa course le long des terrasses, blondit la première maison au bord de la colline et en trois bonds toute la ville est blonde. »


Dans le domaine des senteurs, des fragrances nous pourrions aller chercher chez Süskind : Le parfum, 1986, Livre de poche n° 6427.


Le Parfum est un récit efficace porté par une écriture fine et fluide dans lequel Süskind fait preuve d’un grand talent pour la description, en particulier de celle des parfums.


Une de mes élèves en eutonie était artiste peintre. Elle traduisait ses sensations avec des couleurs.


Si les écrivains ne nous aident pas à mieux traduire nos sensations du moins prend-on un grand plaisir à lire leurs œuvres, plaisir que nous retrouvons aussi dans les séances d’eutonie.

Pour le toucher, au delà des signes objectifs définis par les récepteurs spécifiques de la peau : pressions fines, profondes, chaud, froid, douleur, nous ressentons une grande variété de sensations que subjectivement nous pouvons nommer : toucher agréable, désagréable, affectueux, aimant, érotique, doux, brutal, tendre, agressif, indifférent, surprenant, apaisant, calmant, chaleureux, inutile, indifférent, froid, glaçant, horripilant… j’en passe et des meilleurs.


Bien à vous.

Michel Marchaudon, 15 avril 2008

Modifié le 14 juin 2011


1 Murs de pierres sèches pour créer des terrasses sur les terrains en pente.


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