L’INTERPRÉTATION


ses variantes, ses erreurs,

espace de liberté de l’être humain


L’éthologie au secours des eutonistes trébuchant dans leurs certitudes, leurs doutes et leurs recherches


Ne soyons pas pessimistes. Douter, s’informer, formuler des hypothèses sont des démarches qui permettent d’avancer.



Dans le livre de Boris Cyrulnik « La naissance du sens » chez Edition Pluriel j’ai trouvé des informations qui me semblent être utiles aux eutonistes pour donner du sens à leur pratique.

Je cite des extraits ou bien je résume des passages de ce livre avec parfois quelques commentaires personnels que je vous livre.



« Les observations des éthologues s’inscrivent en faux contre les conceptions des philosophes et de psychologues qui ne veulent voir dans les animaux que de pauvres machines livrées à la loi d’airain de « stimulus-réponse ». Dés qu’il perçoit, l’animal confère du sens aux choses qui constituent son monde. Sur l’univers physique, il prélève un matériau à partir duquel il construit ses « objets » propres. »1



Que dire de l’enfant puis de l’adulte ?



Chez eux tout peut faire signe pour interpréter les sensations venant de l’extérieur et de l’intérieur du corps, c’est le degré de liberté que nous avons dans la variété des réponses et les incertitudes. La transcription par la parole est une difficulté. C’est ce que nous rencontrons dans les séances d’eutonie comme dans la vie courante. Comment interpréter une douleur diffuse, un frissonnement, un tremblement, une émotion. Nous avons nos réponses grâce à certaines expériences, connaissances, au regard d’autrui et à ses propos.



« Ce qui différencie l’homme des non-hommes, ce n’est pas tellement la parole qui peut-être considérée sous sa forme matérielle comme un objet sonore appartenant à tout être vivant, c’est surtout sa folle aptitude à sémiotiser. »2



Dés lors, avec la parole, tout peut faire signe.



« Une chose peut se transformer en objet historié, un bruit peut s’organiser en musique ou en mot, une couleur s’agence en tableau, une série de gestes peuvent se mettre en danse ou en représentation théâtrale. »



Ce pouvoir donne accès à un monde totalement différent des quelques éléments d’informations présents. Il peut même donner accès à la fabulation rectifiée ou non par la confrontation aux autres objets ou personnes. En eutonie nous serons vigilants afin de ne pas tomber dans l’illusion ou la fabulation mais cela peut se produire. L’exemple du train à l’arrêt dans lequel nous sommes assis et qui semble démarrer alors que c’est celui qui est à côté qui part.



Delgado, pour la sensation, parle d’entité transmatérielle, la sensation devient un concept. Mais nous pouvons créer aussi de l’immatériel, du « sursignifié ».



« La matière, réduite à la portion congrue, entre en résonance avec le signe pour créer de l’immatériel. »

« Mais cette matière est indispensable : au préalable, avant de parler, il faut que le développement de mon cerveau d’homme soit correctement programmé ; il faut que mes yeux rencontre une figure d’attachement pour me donner envie de parler, il faut qu’autour de moi le bain parolier social des adultes m’imprègne. »3



Je rappelais dans un précédent texte que la marche de l’enfant prépare la parole et que la parole prépare la pensée. Ici s’ajoute la notion de bain affectif et social.

Dans nos séances de pratique il se crée un bain social et aussi, certainement, un bain affectif.



Revenons à l’activité sensorielle, matériau de base de toute la problématique eutonique : nos manœuvres dans une relation à deux s’appuient sur le matériau corps, nos inventaires se veulent prise de conscience du matériau dont nous sommes constitué.



  • Une activité sensorielle qui a très mauvaise réputation : l’olfaction.



Les mammifères l’exploite beaucoup. L’homme la méprise. Et pourtant, malgré les déodorants nos attirances ou rejets tiennent compte souvent sans le savoir de l’olfaction. Je ne le « sens pas » ou je le « sens bien ». Le papillon est le champion : jusqu’à onze kilomètres, la présence d’une femelle sexuellement réceptive se signalera à lui.



  • Pour ce qui est de l’ouïe, voyez les oiseaux.



Ils sont capables de performances sonores étonnantes. L’enregistrement et l’analyse des « sonogrammes » font apparaître le tracé des hautes et basses fréquences. Sur la feuille se dessinent de véritables structures de cris, avec des séquences bien découpées reconnaissables par les individus de la même espèce. Chacun peut entourer cette structure de quelques variations personnelles sans faire entorse à la partie du cri génétiquement programmée.

Une étude en eutonie, c’est trouver la structure d’un enchaînement. Cela n’empêche pas les variations personnelles selon les moments de la prestation.



  • Quant à la vision, sens noble, qui nous permet de nous orienter dans l’espace entre autre activité, les oiseaux remportent la palme.



Le petit goéland, quand il sort de l’œuf, va toucher immanquablement de son bec la tache rouge qui se trouve située à la racine de la mandibule d’un goéland adulte. Différentes expériences ont permis de trouver que ce geste n’était pas totalement inné. Le stimulus, le point rouge sur fond jaune, n’est pas un stimulus simple. Ce n’est pas un simple réflexe puisqu’il ne fonctionne qu’à 90 %. Ce qui stimule le petit goéland, c’est une forme colorée ; cela suppose déjà, au plus près du biologique, une « interprétation » témoignage d’un premier degré de liberté ; une « interprétation », donc aussi des variantes et des erreurs.

Gerda insistait sur l’utilité du regard notamment dans la marche en groupe : « restez en relation avec chacun par le regard. »

Jean Delabbé propose une eutonie des yeux qui libère les muscles des yeux mais aussi ceux de la nuque. Nous retrouvons ce jeu des yeux en Qi Gong.



  • L’homme est-il le champion du toucher ?



Les animaux se caressent, se frottent, se lèchent. Y a-t-il des interdits comme dans les différents groupes humains.



Chaque société a ses codes pour définir ce qui est correct de ce qui ne l’est pas. Les embrassades, les poignées de mains en public sont admises chez nous. Dans les séances d’eutonie les touchers et contacts à deux ou plusieurs sont bien vus. Les touchers à connotation sexuelle sont évités. Sont-ils pensés ? Quelques fois peut-être, mais ce doit être rare. Affaire d’interprétation avec ses variantes et ses erreurs. Au cours d’un stage d’eutonie à Nice avec R. Murcia, J. M. Brohm4 avait participé à une séance. A la question, suite à une proposition de situation à deux (il avait travaillé avec une femme) sur ce qu’il avait ressenti, sans la moindre hésitation il avait répondu : j’ai eu envie de la « sauter ». Je n’ai jamais plus entendu formuler ce type d’interprétation.



En eutonie le toucher est le sens que nous sollicitons le plus : tact, sensibilité profonde, chaud, froid, différenciation du lisse, du rugueux, du sec, de l’humide… sensation d’agréable ou de désagréable, sensation de douleur… selon les différents registres subjectif, émotif. Le toucher permet de découvrir l’environnement proche, de développer ce qu’on appelle la conscience du corps ; il permet le contact que nous trouvons parfois inconsciemment mais, ce qui est plus intéressant, c’est de le laisser s’installer et d’en prendre conscience : sur soi, sur des objets, sur ou avec un partenaire, avec les effets qui en résultent et leurs interprétations.



Février 2008 - Michel Marchaudon

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1 Boris Cyrulnik La naissance du sens Edition Pluriel p. 32

2 op. Cit. p.116. Sémio : «élément de mot signifiant signe, signification, sens, symptôme. Sémiologie : étude des systèmes de signes. En médecine, étude des symptômes.

3 Op. cit. p. 117

4 Professeur EPS devenu sociologue et auteurs de plusieurs livres sur Corps et politique

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